Une lectrice de Proust – Le texte du dimanche (7)
Posté par corto74 le 28 février 2010
» A Gaspard,
Il y a bien longtemps, j’avais de temps à autre la visite de monsieur Fournel. Monsieur Fournel était un homme d’une quarantaine d’années élégant et affable. Il se présentait avec une énorme serviette de cuir. Il vendait des livres en éditions de luxe. Je le recevais dans mon salon-chambre-à-coucher et nous bavardions. Enfin, quand je dis nous bavardions, c’était surtout moi qui bavardais. Lui, me regardait gentiment de ses bons yeux marron un peu exorbités, cernés de bistre. Je n’avais quitté le pensionnat des soeurs de Saint-Joseph que depuis quelques années et j’avais déjà trois enfants. Aussi lors des visites de monsieur Fournel j’étais heureuse de pouvoir parler « littérature ». En effet ma solide instruction classique en la matière me permettait un pépiement inlassable. A cette époque je pouvais encore réciter des tirades entières de Corneille et Racine, des scènes hilarantes de Molière : « Montre-moi tes mains. Non, pas celles-là, les autres. » etc, des sonnets en veux-tu, en voilà, des auteurs de la Pléïade, jusqu’à Vigny et Lamartine. Pour ce qui est de Baudelaire, Verlaine et Rimbaud, les soeurs les avaient largement expurgés pour protéger nos chastes jeunes âmes. Je me souviens qu’une fois elles nous avaient donné à étudier un poème de Baudelaire « au choix » et au lieu de me jeter sur L’Albatros comme tout le monde, j’avais été déterrer Une charogne de derrière les fagots. Consternation ! Donc, avec tout ça, je pouvais tenir une conversation à monsieur Fournel. Or il arrivait toujours un moment où, profitant du fait que j’étais obligée d’aller ouvrir la porte à un patient de mon mari qui exerçait dans le même appartement, monsieur Fournel ouvrait sa grosse serviette de cuir et en sortait les échantillons magnifiques des livres en préparation chez les éditeurs qu’il représentait. Et c’est ainsi qu’il m’a vendu au fil des années « Le Roman de la Rose » d’après les caractères de l’édition incunable de Jehan du Pré. Illustré par André Hubert et mis en couleurs à la main. Numéroté 244. Bref une merveille. Dans la même collection un fac-simile du livre ayant appartenu à Catherine de Médicis, des poèmes de Charles d’Orléans. Numéro 304. Je crois que ces deux ouvrages sont les fleurons de ma bibliothèque, du moins du point de vue de leur valeur marchande, encore qu’on m’a assuré que les « beaux » livres n’intéressaient plus personne. Avec le temps nous avons pu acquérir l’appartement d’en face, et je recevais monsieur Fournel dans un vrai salon avec canapés, fauteuils et tutti quanti. Bien sûr il m’avait déjà vendu une Bible en quatre volumes dont chacun pesait un kilo et demi sur la balance. Mais là, il avait changé car il me proposa tour à tour, la trilogie de Pagnol illustrée par Dubout, « Justine » de Sade illustrée par Dubout aussi, et, cerise sur le gâteau, à l’intention de mon mari, « Chansons de salle de garde », paroles et musiques, illustré par le même Dubout, qui eut à la maison un succès plus que mérité. Entre temps j’avais eu mon quatrième enfant et on avait fait construire. Je recevais maintenant monsieur Fournel dans ma maison de verre, face à la piscine. Ses livres étaient de plus en plus chers, mon mari faisait de plus en plus la grimace, d’autant que j’avais acheté à prix d’or l’édition complète des oeuvres de Colette en seize volumes dite Edition du Centenaire de Colette, plus les douze volumes adorables, format livre de messe, des Petits maîtres galants du XVIII ème siècle. Donc lors d’une visite de monsieur Fournel où je n’avais rien acheté, voyant sa mine déconfite, je lui dis tout à trac : « Ecoutez, monsieur Fournel, je n’ai jamais lu Proust. S’il vous arrivait d’avoir une belle édition de Proust, je vous l’achèterais. » Il est parti, un peu mélancolique, disant : « D’accord, d’accord ! » et je ne l’ai plus revu pendant assez longtemps. Or, un beau jour, il se présente à nouveau : « Je vous ai apporté le Proust que vous m’aviez demandé ». Il était aux anges et souriait. Je me souviens de ses « dents du bonheur » jaunies par le tabac. Il me regardait, toujours aussi bienveillant. Moi-même j’étais très heureuse aussi, car ne rien pouvoir dire sur Proust à personne, commençait à être difficile à assumer. Et c’est ainsi que Proust est entré chez moi sous la forme de huit volumes à couverture en toile bleu marine, pesant chacun en moyenne deux kilos et numérotés 1558 (eh oui, je sais bien !). Je crois que c’est la dernière fois que j’ai vu monsieur Fournel qui avait bien compris que la famille avait tourné ses dépenses vers des produits beaucoup plus vulgaires que ce qu’il pouvait nous offrir. J’ai tout de suite vu que si Proust avait mis une vie entière pour écrire son oeuvre, moi, j’allais mettre une vie entière pour la lire. J’ai souvent entendu les gens parler de livres en les comparant à de la pâtisserie : « Lis ce livre, disent-ils, c’est un régal ! ». Proust, lui, peut se comparer à un énorme gâteau comme on en sert dans les mariages à épate. Donc de temps en temps, je me dis : « Et si je me payais une tranche de Proust ! ». J’attends d’être seule à la maison Je sors le livre. Je l’ouvre sur la table et je commence à lire à voix haute. Et c’est un régal. Je ris. Je pleure. Je goûte la musique des phrases. Je jubile du choix des mots. C’est un véritable enchantement. C’est vrai que parfois je triche et je vais plus loin voir ce qu’il s’y passe. Je reconnais que je n’ai certainement pas pris autant de plaisir à lire tout ce que Proust raconte sur Saint-Loup, que lui n’en a eu à l’écrire. Mais bah ! Ce sont des broutilles que je me pardonne. Peut-être vous demandez-vous où j’en suis de ma lecture ? Je n’ai pas encore terminé de lire « Le côté de Guermantes » et « Sodome et Gomorrhe » m’attend. Je ne suis pas pressée. J’ai entendu dire que Françoise Sagan avait commencé la lecture de la Recherche par la fin. Peut-être que moi aussi je vais me lancer dans « Le temps retrouvé » un de ces jours. J’hésite.
Ah ! Une dernière chose, mon écrivain préféré c’est Emmanuel Bove. »
Marianne Arnaud, le 21 février 2010
D’accord, pas d’accord: atoilhonneur@voila.fr









Merci, mon cher Corto !
Le tableau que vous avez trouvé me comble !
Un petit détail qui a son importance : aller à la ligne pour la dernière phrase.
Et merci encore, je vais aller lire.
@marianne: de rien ! le tableau du haut est de Picasso, celui du bas , je ne sais pas. Vs embrasse
C’est pas mal, Bove. Surtout « Mes amis », si je me souviens bien.
L’ombre agissante nous a lue, ce n’est pas mal non plus !
@marianne: ne dites point de mal de D.Goux, pour une fois qu’il se déplace jusqu’ici !
@d.goux: quel joli commentaire vous me laissâtes ici, reviendez qd vous voulez.
ça me donne envie de reprendre la lecture de la recherche où je l’ai arrêté.
Ah non ! mon cher Corto, je ne vous permets pas de vous méprendre à ce degré sur mon commentaire. J’étais plus que flattée, sachez-le, que Didier Goux m’ait lue jusqu’à la dernière phrase.
@ Jérémie
Vous ne pouviez me faire plus plaisir. Essayez à voix haute C’est un peu fatigant, mais c’est magnifique !
mon Dieu!! mon modeste bagage intellectuel ne m’avait pas permis de lire tant de choses…puis 5 gamins plus tard j’étais plus plongée dans autre chose….
l’âge venant, j’ai attaqué plus dur….je ne lis pas vraiment les grands,j’ai pas trop envie pour le moment, je lis autre chose, je les ai acheté, mais ils attendent que j’ai moi aussi le temps, la disponibilité d’esprit et si Dieu me prête vie assez longtemps, je rendrai certainement visite à Proust un de ces jours…..
en tout les cas, c’est un bien joli texte ……..merci Marianne
Je suis comme Didier Goux, j’ai beaucoup aimé « Mes amis ». C’était l’époque où « Le dilettante » avait publié plusieurs de ses livres. Je m’étais jetée dessus. Comme Jean Rhys, en Angleterre, la guerre lui avait enlevé ses lecteurs. La littérature devenait « engagée ». Tous deux ont été redécouverts trente ans après…
Merci, Marianne, pour ce récit, et merci Corto : 1) de l’avoir choisi 2)d’avoir trouvé ce charmant Picasso.
La photo de votre « Eux » est pleine d’humour – je parle de celle où Black and White sont penchés (de dos, bien sûr) à la fenêtre.
Je n’étais pas sûre. J’ai cherché « La liseuse » sur Google. C’est de Fragonard. Bises à tous.
@Boutfil Tu as bien fait. J’avais lu Proust (une seule fois) en 1984. J’étais infirmière de nuit et dès le réveil, vers 16 heures, TOUTE La Recherche ! Résultat : ma fille, qui avait quinze ans en ce temps-là, peu surveillée…
On m’a offert récemment Du côté de Guermantes en CD. Moi, pas vraiment heureuse… De plus, ce n’était pas Dussolier (j’avais entendu parler de ses enregistrements), mais le hautain Lambert Wilson. Je fais l’essai de lire un peu le livre, puis d’écouter le CD. A ma surprise, c’était très bien. Tu prends les CD de Proust à la bibliothèque, tu t’allonges sur le lit, et tu écoutes… éventuellement un verre à la main. (Lui-même avait bien écrit sur son lit, hein ?) Bise
Pauvre Emmanuel Bove ! Tout le monde ne parle que de « Mes amis » son premier livre dont il est dit qu’il lui a permis de faire « une entrée fracassante » en littérature.
Moi, j’ai une tendresse particulière pour « Mémoires d’un homme singulier » et « Le piège » refusés tous deux par Gallimard.
C’étaient des livres de la fin de sa vie.
@jerémie: te prive pas , faut savoir céder à ses envies . Biz
@marianne: je ne me le permettrais pas !
@boutfil: Modeste bagage, n’exagérons point
bisous
@lika: merci pour Fragonard ! Dans ma grande bibliothèque
municipale, j’ai demandé, pas un seul livre de Bove…Le monsieur ne connaissait pas, alors j ai fait mon érudit et il m a promis de s’en fournir, nous verrons ! J aime bien Picasso. Bisous
@marianne: l’email reçu sur l’adresse d’ atoilhonneur@voila.fr
= « Chère Marianne, des papiers comme ça j?en prendrais beaucoup d?autres?
René J. »
un admirateur secret ?
vs embrasse
Non, mon cher Corto, ce René J. je ne vois vraiment pas qui cela peut être. Et pourtant j’aimerais bien le savoir. Peu-être en savez-vous un peu plus que vous ne voulez m’en dire ?
Désolé, je n en sais pas plus !
Marianne, c’est Sarko qui cherche une plume pour changer des ignares qui font ses discours…….
Chère Boutfil, merci d’avoir pris la peine de me lire : tous ne l’ont pas fait ! Moi qui comptais éblouir Bloomdido et Kindgay c’est raté!
Mais tout de même modérez votre enthousiasme, prenez exemple sur Didier Goux, le ton très distancié est beaucoup plus valorisant pour celui qui a appris à le manier. Evidemment il faut être passé par pas mal de filières asséchantes que ni vous, ni moi n’avons fréquentées.
Retournez vite prodiguer encore un peu de vos soins à notre Corto, m’est avis qu’il n’a peut-être pas fini d’en avoir besoin.
Si je résume, il faut écouter Emmanuel Bove allongé sur un CD à voix haute le verre à la main dans un lit à l’hôpital de nuit, si possible l’édition deluxe avec bonus?
J’y cours.
A tous les trancheurs de Proust. Si 1) vous ne souffrez pas la Recherche plus de quelques pages, 2) vous aimez qu’on vous lise, 3) vous n’avez que faire du suspense, alors procurez-vous un résumé de la recherche et la version audio dont parle Mercédès. Ensuite 1) lisez le résumé (pour bien comprendre qui sont les personnages, sinon, surtout quand on commence par la fin, c’est assez déroutant), 2) choisissez votre orateur préféré (Dussolier est magique), 3) mettez toutes les pistes de cet/ces orateur(s) en lecture aléatoire et 4) courrez dans votre lit / hôpital / chambre-salle-à-manger / verre à la main.
Bien sûr, l’effet est encore plus saisissant quand on a déjà lu l’ensemble et qu’on a en permanence le vague souvenir d’avoir « déjà lu ça quelque part ». Sentiment qui transcende la lecture et à chaque instant rappelle à l’écoutant l’?uvre entière. Sentiment qui, de façon plus contingente, parvient presque à annihiler les 45 minutes de RER bondé qui tous les matins m’amènent de mon domicile à mon lieu de travail.
@ Arthur
Il y a des lits/hôpital/chambre-salle-à-manger dans le RER ?
Je ne savais pas !
@arthur: coucou, bienvenue ici, amateur de Madeleine et autres Prousteries ? reviens qd tu veux…
@marianne: Arthur, fin connaisseur de Proust à priori …
Eh oui, mon cher Corto, même ça, ça existe ! La preuve !
Trop classe Votre boomerang à l’adresse d’Arthur… ! Sa plaisanterie un brin aigre autour des CD de Proust m’a surprise. Et vous : » Il y a des lits/hôpital/chambre-salle-à-manger dans le RER ? Je ne savais pas. » Merci, Marianne.
Au fait, où en êtes-vous, avec Proust ?