Le frère précédent – Le texte du dimanche (29)
Posté par corto74 le 15 août 2010
Récit intime sans être impudique, Frédéric Beigbeder, dans Un roman français, raconte sa relation fraternelle avec Charles, « son frère précédent ».
» Et si Freud s’était trompé ? Et si l’important n’était pas le père et la mère, mais le frère ? Il me semble que tous mes actes, depuis toujours, sont dictés par mon aîné. Je n’ai fait que l’imiter, puis m’opposer à lui, me situer par rapport à mon grand frère, me construire en le regardant. Un an et demi d’écart, ce n’était pas assez : nous étions des faux jumeaux. Le problème, c’est que Charles est imbattable, il est l’homme parfait. Il ne m’a donc laissé qu’une option : être un homme imparfait…
Asticoter mon frère aîné fut ma manière de briser la fatalité familiale. Charles et moi ne voulions pas imiter la génération précédente : mon père était brouillé avec son frère, ils étaient même en procès à cause de la succession et en désaccord complet sur la gestion des Établissements de Cure du Béarn. Mes moqueries continues étaient ma façon tordue de dire « Charles, je t’aime », ça y est, c’est dit, je ne le répèterai jamais, une fois par vie suffit. Pontalis dit qu’entre deux frères peut exister de l’amour, de la haine ou de l’amitié, et parfois un mélange des trois : une passion destructrice. Sur une échelle du sentiment fraternel qui irait de l’inceste homosexuel au crime fratricide, je nous situerais au beau milieu, oscillant entre la fascination réciproque et l’indifférence feinte. J’ai très vite perdu la bagarre et compris que c’était plié : il aurait une vie structurée et moi chaotique. Mais nous étions unis dans l’adversité : dès qu’un intrus attaquait l’un des deux, l’autre était prêt à se faire tuer pour le défendre. Charles était autoritaire mais protecteur. Et notre humour méchant, cruel, taquin, nous reliait, nos vannes incessantes, et je ne pouvais m’empêcher de rire quand il me traitait de « laquais » et m’ordonnait d’apporter « les mets » à table…
J’ai grandi sous le joug de ce dictateur splendide, mais, Dieu merci, son totalitarisme était tempéré par l’autodérision. Il est né le même jour qu’Adolf Hitler, combien de fois le lui ai-je rappelé ! C’était, selon moi, la preuve que l’astrologie est une science exacte. Ma mère devait constamment s’interposer. Quand Chloë se plaint d’être fille unique, je lui dis : « Tu ne connais pas ta chance! » C’est ainsi dans toutes les familles, je n’en veux pas à mon frère. J’étais le suivant, il lui fallait me vaincre, écraser l’usurpateur, l’enfant surnuméraire, pour demeurer le grand Charles, et moi je devais lui résister pour faire accepter au monde ma singularité, mon indépendance, et devenir Frédéric. C’est ainsi que Charles a donné de la force à son petit frère.
Comment voulez-vous tuer le père quand il n’y en a pas à la maison ? Restait le frère. Chacun s’y employa à sa façon…
… À dix-sept ans, rue Coëtlogon, mon frère et moi dormions dans la même chambre aux murs tendus de tissu bleu. Il nous arrivait de recevoir des petites amies dans nos lits à une place ; parfois Charles faisait l’amour discrètement, la main sur la bouche de sa copine, tandis que je faisais semblant de dormir. La nuit, quand Charles me demandait d’arrêter de tousser ou de me branler, je lui disais d’arrêter de grincer des dents et de ronfler. Quand il révisait Math Sup, je montais le son de Blue Oyster Cult. La cohabitation était parfois rude. Chacun s’est empressé de foutre le camp de son côté dès sa majorité, et l’on s’est éloigné depuis. Lui a dû être soulagé ; je ne m’en suis jamais remis.
Je n’arrive pas à savoir si nous nous sommes éloignés parce que nous étions différents ou si c’est le contraire : peut-être ai-je fait exprès d’être différent parce que je savais que la vie nous séparerait, et qu’être son antithèse était ma seule chance de supporter ce nouveau divorce. Nous avions nos deux vies à vivre et je savais que nous ne pourrions pas les vivre ensemble. C’est quand nous nous sommes quittés que j’ai réalisé à quel point je tenais à mon faux jumeau…
Comprenez-moi : Charles donne vraiment son sens à ma vie. Je me suis bâti en opposition à lui. Ma méthode pour exister consistait à être son contraire. C’était stupide, peut-être, mais à dix ans, être différent, c’est tout ce que j’ai trouvé pour me définir. Être son yang, son côté face, sa part d’ombre, son reflet difforme, sa mouche du coche, son double inversé (en allemand « Doppelgänger »), son envers du décor, son Shadow Cabinet, son alter-ego (celui qui altère son ego), son Mister Hyde. Il aime construire ? J’aimerai critiquer. Il est fort en maths ? Je bosserai le Français. Il aime les jeux de société ? Je lirai dans mon coin. Il sort avec plein de filles ? Je jouerai au flipper avec mes potes. Il est catholique pratiquant ? Je serai un mécréant moqueur. J’aimais les bonbons à l’anis et au réglisse PARCE QU’il ne les aimait pas. Aux jeux de société de mon frère, je préférais les jeux video solitaires d’arcade, dans lesquels je glissais une pièce de deux francs pour tirer hystériquement sur tout ce qui bougeait… On n’évolue pas, l’enfance nous définit pour toujours puisque la société nous a infantilisés à vie…
Sans Charles, je ne sais plus qui je suis, je suis paumé, cet homme est mon ancre et il ne le sait pas, il croit que je me fiche de lui. Jusqu’à aujourd’hui il est mon principal repère. Vous croyez que ces simagrées s’arrêtent à la majorité ? Vous plaisantez : il est marié depuis douze ans, je suis deux fois divorcé. Il est membre du MEDEF, j’ai conseillé le Parti Communiste Français. Dès qu’il a eu la Légion d’Honneur, je suis allé en prison. La distance est très courte entre l’Élysée et le Cachot. Un frère va faire fortune et se voir épingler la rosette ; l’autre, qui est presque le même, qui a grandi avec lui, élevé par la même personne, sera à poil entouré de flics et grelottera sur une planche en bois. J’espère que ce chapitre impudique ne le blessera pas. Dans le livre qu’il a publié l’an dernier, il donne sa version : « il n’y a jamais eu la moindre compétitionentre nous ». Évidemment, puisqu’il l’a remportée.
Le vrai révolté, le seul fou, le grand rebelle de la famille, c’est lui, depuis toujours et je ne le voyais pas, alors que mes fêtes défoncées d’adolescent attardé ne sont qu’obéissance docile à la marche du monde. L’injonction capitaliste (tout ce qui est agréable est obligatoire) est aussi stupide que la culpabilité chrétienne (tout ce qui est agréable est interdit). Je m’étourdis, incapable de grandir, quand lui bâtit son bonheur sur un mariage solide, des enfants présents, une religion éternelle, une maison avec jardin fleuri. Je jouis la nuit en prenant des airs supérieurs sans voir que je suis le plus bourgeois des deux. En fuyant ma famille, je ne me rendais pas compte que j’abdiquais face à une aliénation bien pire : la soumission à l’individualisme amnésique. Privés de nos liens familiaux, nous sommes des numéros interchangeables comme les « amis » de Facebook, les demandeurs d’emploi de l’ANPE ou les prisonniers du Dépôt.
J’ai perdu mon père à l’âge de 7 ans et mon frère à l’âge de 18 ans.
C’étaient les deux hommes de ma vie. «
Frédéric Beigbeder, « Un roman français », Grasset, Prix Renaudot 2009.
D’accord, pas d’accord: atoilhonneur@voila.fr
Et comme par hasard, mon cher Corto, les media ne parlent que de Frédéric et jamais de Charles !
@marianne: Alors là, Marianne, je ne suis pas d’accord. Les médias, mais pas les mêmes, parlent autant de l’un comme de l’autre. Charles vous le trouverez souvent dans Entreprises, les cahiers saumon du Fig, l’Express, Capital, Les Echos etc… Frédéric dans Voici, Gala, La Gazette de St Trop’ , bref, beaucoup plus people. Ceci dit, pas plus attiré que cela par le bonhomme, une vraie tête à claque, sauf après avoir lu ce roman français ! J’ai dévoré autant qu’apprécié, etonnant , non
Hé, hé, passionnant, l »opposition » de ces deux frères… Ma préférée : « Dès qu’il a eu la Légion d’Honneur, je suis allé en prison. » Ma soeur et moi avons quinze mois de différence. Je vais finalement acheter ce livre.
@Lika: Fais donc, achète le , je l’ai dévoré en 1 demie nuit ! Et cette description de sa relation à son frère est assez savoureuse et me rappelle tant de choses… J’en ai 2 au dessus et un en dessous. Les « duos » familiaux !, passionnant à observer et à comprendre. bises ! Rachel suit ?
Oui, vous avez raison, mon cher Corto, j’ai poussé le bouchon un peu loin. N’empêche : si on parle de Charles concernant ses entreprises, celui qui fait saliver les media, il n’y a aucun doute la-dessus, c’est bien Frédéric.
C’est amusant parce qu’en lisant ce texte, j’ai eu l’impression d’être devant un billet de blog. Et mon impression, je crois, ne m’a pas trompé : Beigbeder n’a jamais écrit autre chose que des billets de blog, son maigre talent n’allant pas au-delà.
Je ne connais pas très bien Frédéric Beigbeder mais il me semble être un drôle de numéro. Sans avoir vécu ce type de parenté, on dirait qu’il décrit là des relations très étrangères.
je l’aime pas, je le trouve sans talent, sale, débraillé, prétentieux et d’autres joyeusetés diverses et variées….je ne mettrai pas un sous dans ses « oeuvres »
bon, ben,l’es rhabillé pour l’hiver….
@didier goux: Incorrigible ! N’y aurait-il que de maigres talents dans la blogosphère ? Beigbeder n’a pas la pretention d’être un Auteur ni de faire de la belle écriture, il fait de bons bouquins qui se vendent bien, ni , ni -
@marianne: Snif et pas un mot sur ce texte, je sent comme une désapprobation …
@didier: c’est une vraie tête à claque qui comme tt bon publicitaire qu’il fut sait vendre sa littérature. OUi curieuse relation relatée ici avec son frère, presqu’une jalouserie, non ?
@Boutfil: et pourtant ça se lit très bien et moi non plus j y mettrais pas un kopeck mais j ai une bibliothèque municipale bien fournie, j’ai été surpris cependant par la façon dont cela se lit bien !
Figurez-vous, cher Corto, que je n’avais pas lu Beigbeder jusqu’à ce qu’un jour je tombe sur une note très intéressante de Juan Asensio, sur son blog – c’est ici : http://stalker.hautetfort.com/archive/2009/10/05/un-roman-francais-de-frederic-beigbeder.html -, qui m’a convaincu de lire « Un roman français ». Au total, je n’ai pas regretté, même si, comme Juan, j’ai pointé des « facilités d’écriture » ici et là (apparemment). Enfin bref.
(Sans être excessivement freudo-lacanien, avouons tout de même que Charles, son frère, soit aussi son « principal repère » (sic) ne manque pas de sel…)
Je ne suis, mon cher Corto, ni une fan du personnage, ni une fan de ce texte non plus. J’y sens un je ne sais quoi qui me rebute. Une façon de se donner le beau rôle en se donnant le mauvais rôle, peut-être.
Quoiqu’il en soit, je préfère Charles qui a perdu son père très jeune aussi, et qui ne demande pas qu’on pleure sur lui.
@Chr Bohren: un peu comme vous, jalais je n’aurai pensé lireF Beigbeder, le hasard d’un rayonnage de bibliothèque en a voulu autrement, et je dois dire que moi aussi cela m a bien plu. C’est sans prétention, quelques trouvailles sympas. Merci pour le lien !
@marianne:Sur l histoire de l’attribution des rôles nous sommes d accord, Frédéric assume son rôle de vilain petit canard déjanté. Faut pas aller plus loin ! bises du soir !
Est-ce que ce n’était pas la fausse bonne idée, mon cher Corto, pour le parti communiste, de faire de ce « paumé », les poches pleines d’argent et le nez plein de coke, son conseiller ?
On voit où ça l’a mené.
C’est incontestablement un bon point pour Beigbeder.
ah!! Marianne, c’est vrai, on peut porter ça à son crédit!!!!
@marianne: Voyez, bientôt vous allez le trouver sympathique !
@boutfil:Bon j ai compris, toi et Marianne vous etes liguées contre cette lumière littéraire, je bats en retraite devant un tel front uni ! bises
Ca touche du monde du coté des émotions!
Pour moi ce sera touché coullé.
Il est bizarre cet homme… Parisien, cynique, défensif, sensible… Impossible à cerner je trouve.
Pleins de bisous.
Bonne semaine à toi!
@galoune: non seulement il est bizarre mais il ne laisse personne indifférent, tout le monde a forcément quelque chose a dire sur F Beigbeder même ceux qui n ont jamais rien lu de lui.
Bonne semaine à toi et bon courage ! bises
Oh, mais, le parti communiste se saborde très bien tout seul ! Nul besoin d’un Beigbeder pour cela.
@ Didier Goux
Vous n’allez pas me casser la baraque quand j’essaie de trouver quelque chose de positif à dire sur Beigbeder, pour faire plaisir à l’ami Corto ?
@marianne: depuis quand il s’agirait, ici, de me faire plaisir ?
( m’enfin, a l’occasion si ce bouquin vous tombe entre les mains…)
@ Corto : Je ne me suis jamais intéressée à ce F. Beigbeder et n’ai jamais parlé de lui. Mais ce qu’il écrivait dans ton billet m’a intéressée.
@ Chr.Borhen : Votre lien sur « Un roman français » ne m’aurait pas donné envie de lire ce livre. Mais rigolote, votre trouvaille lacanienne.
@ Corto > Jalouserie peut-être, envie dans son sens les plus simple sûrement. A regarder et lire de-ci de-là, je me dis qu’il est l?archétype de l’éternel insatisfait tordu donc, aussi bien que cela aille, rien n’ira dans son sens de toute façon. Et son frère n’a rien à voir là-dedans. Il constate juste qu’il ne faut pas nécessairement être anticonformiste pour être rebelle et qu’il s’est planté lamentablement. Un jeu du genre action/vérité qui a tourné au vinaigre pour lui. M’enfin bon, il s’en sort pas si mal quand-même…
@lika: ne m as tu donc pas écrit en commentaire le 15 aout à 16:34 « je vais finalement acheter ce livre ? »
@didier: oui, éternel instaisfait sans aucun doute, un brin s’appitoyant sur son sort ! j’ai comme un même un petit doute sur la sincérité de sa confession ! ceci dit, j’aime bien comme il raconte son histoire relationnelle avec son frère
Justement, Corto : c’est ton billet – et seulement lui – qui m’a donné envie d’acheter le livre. S’il n’est pas encore en poche, moi aussi j’irai à « notre » bibliothèque François Villon – celle où on prend (et copie) nos CD et nos DVD…
@lika: il me semble avoir lu qu’il était sorti en poche mais pas certain . Bises