Paul avait quatorze ans l’été où son père décida de les quitter. Eux, c’étaient, outre Paul, son frère, ses trois soeurs et leur mère. Il alla s’installer au premier étage de leur vieille maison, celui qui donnait de plain-pied sur la place du village. Eux continuèrent à habiter le rez-de-chaussée qui donnait sur la rue. Il vécut encore vingt-cinq ans, là, au-dessus de leurs têtes, mais aucun ne le revit jamais que mort.
Paul n’était que le second fils, mais le jour où son père monta à l’étage, sa mère lui dit : « Maintenant ce sera à toi de t’occuper de nous. » Paul baissa la tête. Il avait accepté. Il avait laissé sa mère lui voler son destin. Dès cet instant il sentit sur ses épaules tout le poids du fardeau qu’elle y avait mis. Pourtant il savait qu’il ne se déroberait pas : il avait un nouveau destin, un destin choisi par sa mère. En Octobre, il retourna au lycée de la petite ville où il était en pension. Sa vie continua tranquille et morne. C’était un bon élève doux et rêveur.
Aux vacances il revenait au village. Sa mère était contente de lui. Elle lui disait : « Je suis heureuse de voir que je peux compter sur toi. » Il était fasciné par les jeux étranges de ses petites soeurs. Son frère courait déjà les filles. Les années passèrent. Quand il quitta le lycée, une vieille tante s’offrit à l’héberger pour qu’il puisse suivre les cours de l’Ecole supérieure de commerce. Sa mère aurait préféré qu’il cherche tout de suite du travail : elle avait du mal à élever les petites, mais n’insista pas. Elle lui dit seulement : « Pour l’argent, il faudra que tu te débrouilles tout seul. » Il ne se passionna pas à proprement parler, pour ses études, mais y réussit très bien. De plus il occupait plusieurs petits emplois. Le travail ne lui faisait pas peur, si bien qu’il menait une vie qui ne le distinguait en rien de ses camarades. Il n’avait plus le temps d’aller au village aussi souvent. Quand cela lui arrivait, ce qui le frappait le plus, c’était le changement de ses soeurs. C’était à peine croyable, ce en quoi ces gamines étaient en train de se transformer, là, pratiquement sous ses yeux ! Son frère avait quitté la maison. Sa mère profitait toujours de sa présence pour demander à Paul de l’emmener au bal. Il était fier de la faire danser. Elle était si mince, si blonde, sa peau était si claire et ses yeux si bleus qu’elle ne ressemblait à aucune des femmes de la région. Quand il la regardait ou l’écoutait parler, il se disait, avec indulgence, mais non sans une pointe de condescendance : « C’est bien une femme ! » Les autres femmes, pourtant, il n’avait jamais songé à les regarder.
Il partit pour l’armée son diplôme en poche. Il était devenu un grand jeune homme à la silhouette élégante. Son visage était grave et empreint de douceur et ses yeux gardaient en toute circonstance, un fond de tristesse. Il s’accommoda très bien de la vie de caserne. Il devint vite élève officier, puis sous-lieutenant. En écoutant les conversations de ses camarades, il se dit que, peut-être, il était différent des autres. Cela ne le tourmenta pas outre mesure, mais la première fois qu’il éprouva du désir, ce fut pour un homme, alors, quelque chose en lui bascula dans la panique. Après le service militaire, il revint à la maison. Ses soeurs étaient maintenant de vraies jeunes filles qui se chamaillaient violemment. Sa mère ne changeait pas. Se pouvait-il qu’une femme si belle demeurât toute seule ? Elle se fit conduire au bal et dansa à perdre haleine.
Cet été-là, il vit beaucoup un de ses cousins. Il en tomba éperdument amoureux. Un jour, celui-ci lui offrit un triple anneau d’or. Peu de temps après, il l’invita à son mariage. Paul ne s’y rendit pas et évita longtemps de revoir son cousin. Paul avait maintenant une bonne situation. Il était responsable financier d’une firme importante. Il était très apprécié pour son travail où il faisait merveille et ses collègues femmes l’adoraient. Il cachait son visage derrière une moustache très belle et très soignée dont il redressait les bouts effilés vers le haut. Elle lui donnait un air conquérant et toute la douceur de sa physionomie s’en trouvait comme abolie. Le jour, il était un employé modèle. La nuit, il fréquentait, ce qu’il faut bien appeler des bouges. Le dimanche il allait au village. Sa mère l’attendait. Il apportait de l’argent. Ses soeurs parlèrent fiançailles, mariage. Il paya les toilettes, il paya les trousseaux. Quand toutes furent mariées et que sa mère se retrouva seule à la maison, il arriva un dimanche, avec une belle émeraude montée en bague. Elle pleura en la voyant. Elle n’avait jamais eu de bague. Elle lui dit : « Je dirais à tes soeurs qu’elle sera pour toi quand je serai morte. » Il la regardait ému. Il n’avait jamais pensé qu’elle pût mourir. Mais c’était vrai qu’elle vieillissait. Physiquement c’était imperceptible, mais par exemple, il y avait longtemps qu’elle n’avait plus demandé à aller au bal. Ce jour-là elle leva les yeux et, désignant le plafond, lui dit : « Il a passé un mauvais hiver : je l’ai entendu tousser chaque jour ! » Paul abasourdi, comprit qu’elle lui parlait de son père. Ainsi, cet homme qui les avait abandonnés depuis tant et tant d’années, elle, elle ne l’avait jamais quitté !
Paul avait près de trente ans quand il connut Manolo, un jeune mécano espagnol qui en avait presque dix de moins. Il décida de vivre avec lui et ce furent des années heureuses. Quatre ans plus tard Manolo quitta le garage. Paul lui avait acheté une belle boutique, en plein centre-ville. Paul garda son emploi et s’occupait de la gestion de la boutique. Manolo, lui, en assurait l’animation. Leur association fut un véritable succès. La boutique prospéra. Tout le monde aimait Manolo, le charmeur, tandis qu’on craignait Paul. Dans le milieu des affaires dont il connaissait toutes les arcanes, il passait pour « un à qui on ne la fait pas. » Physiquement il avait changé. Sa silhouette était devenue plus massive, encore qu’il soit resté très svelte. Il portait toujours un grand trench-coat de cuir noir, resserré à la taille par une ceinture. Il cachait sa calvitie sous un feutre, noir également, dont il prenait la peine de toujours rabattre le large bord sur son visage. Il appelait cette tenue son « uniforme ». Ce n’était qu’habillé ainsi qu’il se sentait à l’aise. Sa mère supporta mal son amitié pour Manolo. Elle se fit de plus en plus exigente. Si un dimanche il n’allait pas la voir, c’étaient des reproches sans fin. Elle l’accablait de tous les problèmes réels ou imaginaires de ses filles, de ses gendres et de ses petits-enfants. Il n’était pas rare qu’il ne se couche pas de la nuit pour pouvoir la mettre, lui-même au train, ainsi qu’elle le voulait, quand il lui prenait la fantaisie de se faire offrir un voyage ou une cure. Jamais il ne se plaignait et il n’avait même pas l’idée qu’il pût lui refuser quoi que ce soit. L’usure du temps finit par avoir raison de sa liaison avec Manolo. Ils reprirent chacun sa liberté et se quittèrent bons amis. Néanmoins ils restèrent associés et continuèrent à prospérer, possédant deux, puis trois boutiques.
Un jour que Paul se trouvait à l’autre bout de la France pour ses affaires, on le prévint que sa famille avait téléphoné. Sa mère était morte subitement. Il prit sa voiture comme un fou et se jeta sur l’autoroute inconscient de tout ce qui n’était pas l’atroce souffrance qui lui broyait le cerveau et lui tordait le ventre. Incapable de la maîtriser, il la subissait comme l’aurait subie un animal mortellement blessé. Combien de temps cela dura-t-il ? Par quel miracle une pensée se constitua-t-elle, émergeant de tout ce malheur, et réussit-t-elle à éclater dans son cerveau endolori comme une bulle d’oxygène ? Peu à peu, la souffrance relâcha son étreinte pour faire place à … – comment dire ? Oui c’était bien ça – à une sorte d’apaisement. Lui, qui ne se rappelait pas avoir jamais pleuré, pleurait maintenant, sans essayer, ni d’arrêter, ni même d’essuyer ses larmes. Il pleura ainsi très longtemps. Quand il arriva au village, il était épuisé mais presque serein. Il ne ressentait plus qu’un profond chagrin pour cette mère tant aimée qui n’était plus. A partir de ce moment-là, tout se passa pour lui, comme dans un rêve absurde. A peine eut-il ouvert la porte de la cuisine qui donnait sur la rue, que sa mère toute vêtue de noir, se précipita vers lui : « Mon pauvre petit, murmurait-elle, n’avais-je pas senti que ton père était malade ? » « Mon père est donc mort aussi ! » pensait-il en embrassant sa mère. Il assista à l’enterrement comme s’il s’était trouvé là par hasard, comme s’il ne s’agissait pas de son père, comme s’il n’était pas le fils. Qui était-il aujourd’hui ? Après la cérémonie, tous discutèrent âprement de ce qu’il convenait de faire. Paul n’écouta ni n’entendit rien de ce qui se dit. Cela ne l’intéressait pas. Il était ailleurs. Il se disait : « Le moment est venu pour moi de quitter tous ces gens. » Sa famille ? Il les voyait maintenant comme des étrangers. Alors sa mère lui dit : « Paul, la semaine prochaine, il faudra venir me chercher pour m’accompagner chez le notaire ! » Sortant de sa rêverie et la regardant bien droit dans les yeux, il répondit calmement : « Non maman, cela me sera tout à fait impossible. »
Il allait avoir quarante ans.
Marianne A., Dans le sac de Marianne (16)
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( illustration: « Mère et son fils » de Picasso )